Leçon 4 : Anatomie d’une Description (2)

Dans une leçon précédente on avait volontairement laissé en pointillés la chose décrite, pour ne s’intéresser qu’aux éléments de la description elle-même. Je vais donc revenir là-dessus aujourd’hui à partir du même exemple, cette fameuse montagne d’altitude 3913 m, voisine du Mont Pelvoux.
Le lecteur un peu familier du Massif des Ecrins, à l’aide d’une bonne carte, aura tôt fait de s’assurer qu’il ne peut s’agir d’autre chose que de notre bon vieux Pic Sans Nom. Et s’il a suivi les leçons précédentes, il pourra même lui attribuer illico un identifiant homologué Web sémantique. Et il pourra dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes sémantiques, où toutes les choses sont identifiées par une URI.
Fort bien. Mais est-ce que deux utilisateurs humains qui effectuent le même processus d’identification ci-dessus, et tombent d’accord sur le fait d’attribuer à la chose cette même URI, sont pour autant d’accord sur l’identité de la chose en question? Après Quine, nous pouvons soutenir qu’une telle conclusion est impossible. Et de fait, on peut raisonnablement douter que Pierre le géographe qui a identifié la montagne à partir d’une carte topographique, et qui n’a encore jamais mis les pieds dans les Ecrins, en aura la même conception que Jacques l’alpiniste qui a failli y mourir de froid lors d’une tentative hivernale sur la redoutable face Nord. Et si l’on va plus loin dans le détail de la description, les éléments que vont y ajouter Pierre et Jacques risquent d’être au mieux singulièrement différents, et au pire totalement contradictoires. On découvrira sans doute assez vite qu’au-delà de leur accord initial sur le fait qu’ils parlent bien de la même montagne, ils ne décrivent pas vraiment la même conception de cette montagne. Et nous arrivons ici à un point fondamental : on ne décrit jamais directement une chose, on décrit le concept qu’on a de la chose. Et même si on s’accorde à parler de la même chose, on peut être en désaccord sur la conception qu’on en a.
L’approche linguistique, et en particulier le triangle sémiotique introduit par Saussure : signifiant, signifié, référent, peut être utilisée ici. Une ressource RDF identifiée par une URI, décrite par un ensemble de propriétés formelles est dans cette approche un signe linguistique. L’URI en est le signifiant, la description formelle associée est une explicitation du signifié, et la chose décrite est le référent.
Dans le triangle sémiotique, la question de l’identification peut se poser à plusieurs niveaux. On peut bien sûr avoir des signifiants différents pour le même signifié (synonymie), ou des signifiés différents pour le même signifiant (homonymie, que le système des URI est censé évacuer). Mais on peut aussi avoir des couples signifiant-signifié différents pour le même référent. C’est la situation évoquée plus haut. Malheureusement les langages, spécifications et pratiques du Web sémantique ne semblent pas avoir vraiment prévu cette dernière situation, pourtant capitale pour la recherche et l’agrégation de l’information. OWL permet d’exprimer l’identité de deux concepts, que ces concepts soient des classes, des propriétés ou des individus, en utilisant respectivement les relations owl:equivalentClass, owl:equivalentProperty et owl:sameAs. Toutes ces relations servent à déclarer l’identité logique des signifiés de deux signifiants (URI) différents. Mais rien n’est prévu dans ce langage, du moins de façon native, pour exprimer que deux signifiés différents ont le même référent.

Pourtant, comme je l’ai suggéré çà et là depuis plus d’un an, RDF possède des caractéristiques qui permettraient de représenter cette situation, en utilisant une ressource anonyme (blank node) pour représenter le référent. Ainsi on pourra dire que le Pic Sans Nom selon Geonames, celui de Pierre et celui de Jacques ont le même référent de la façon suivante.

 geonames:6295658     sem:referent      _:b
 pierre:PicSansNom     sem:referent      _:b
 jacques:PicSansNom     sem:referent      _:b

Le fait d’utiliser une ressource anonyme comme représentation du référent constitue une entorse minimale au principe disant que le référent est en dehors de l’espace linguistique. Le fait de ne pas lui attribuer de signifiant propre (ni nom, ni URI) est conforme toutefois à ce principe. La propriété sem:referent proposée ici n’est bien sûr pour l’instant définie par aucun vocabulaire standard, mais elle pourrait l’être dans une ontologie des signes qui reste à construire. Elle n’entraîne pas la fusion logique des trois ressources, autrement dit elle n’implique pas l’identité des signifiés. On peut la considérer à la rigueur comme une spécification de la propriété Dublin Core dc:subject.

Représenter le référent par une ressource anonyme permet d’en faire un « hub sémantique » sur lequel on pourra par exemple accrocher des « indicateurs de sujet » employant le vocabulaire des Topic Maps repris par SKOS, ou encore des images en utilisant le vocabulaire FOAF.

 _:b      skos:subjectIndicator     <http://yannick.michelat.free.fr/PicSansNomRussenberger1.htm>
 _:b     foaf:depiction      <http://ascensions.free.fr/images/col_est_pelvoux/lever_pic.jpg>

Attacher ces ressources directement à chacun des signifiants spécifiques définis plus haut est encore la pratique courante aujourd’hui dans le Web sémantique, qui n’a pas vraiment intégré le triangle sémiotique, et ce que nous proposons ici a encore un bout de chemin à faire pour être compris et accepté …
 

1 Responses to Leçon 4 : Anatomie d’une Description (2)

  1. Je viens de terminer « Le signe », d’Umberto Eco (ISBN 2253060941) , essai toujours très pertinent malgré ses 30 ans. C’est une excellente analyse des problématiques posées par la notion de signe, que ce soit en linguistique ou de façon plus générale. Autant dire qu’on y trouve beaucoup de choses en relation avec nos problématiques; on ne peut notamment pas parler du signe sans parler de la façon de se représenter les connaissances. J’en posterai sans aucun doute quelques extraits ici.

    En tous cas l’introduction du référent et l’exemple que tu donnes montre bien que la connaissance est bien propre à une personne – ou à un système (?) – donné.

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